Dans cette période de retrait et d’isolement pour cause de crise sanitaire, les livres demeurent de bons compagnons à l’intérieur ou à l’extérieur. Le recueil intitulé Mémoire d’un Cœlacanthe de Mohamed Loutfy aborde avec la légèreté de la poésie la question de l’unité nationale et de l’éducation. Par MiB
La poésie comorienne d’expression française est foisonnante, il n’y a jamais eu autant d’auteurs. Les éditeurs comoriens sont débordés par les manuscrits. Malheureusement, il y a très peu d’occasions de tomber sur des recueils originaux qui ne soient pas des répliques des auteurs « scolaires », étudiés dans les classes ou la juxtaposition de mots dans le seul objectif de les faire rimer. Dans ce domaine, la nouveauté nous arrive des jeunes slameurs et slameuses qui ont des choses à dire sur la société comorienne et qui font percuter les mots.
Une lecture agréable
Mohamed Loutfy a lui choisi la poésie, mais aussi la simplicité, ce qui ne l’empêche pas d’aborder des sujets sérieux comme celui de l’unité nationale ou de l’éducation des enfants à la connaissance et à l’amour de leur pays.
La simplicité est d’abord dans le format. Les poèmes sont courts et libérés des exigences de la poésie classique. Il n’y a ni strophes ni vers de même longueur. Les rimes ne sont pas privilégiées et la ponctuation a été supprimée. Le rythme est donné par la disposition des mots.
Le recueil est composé de deux grandes parties sans titres.
Le chant du Cœlacanthe
Dans la première partie, le recueil est dominé par la parole du Cœlacanthe, poisson fossile symbole de l’archipel des Comores. Et dès le début, il y a comme une « urgence » à mobiliser les habitants des îles pour affronter un danger.
« Chaque cri d’une île / Est un appel » (p. 12), « À bout de souffle / Voici le pays » (p. 13)
Le locuteur est difficilement identifiable, mais il fait référence aux « souvenirs à sauvegarder », à « notre mémoire », à la « mémoire travestie » et la mer omniprésente. Ce narrateur dramatise la situation «… l’âme de la nation gémit : ». Nous avons là la seule ponctuation du recueil et elle introduit la parole du Cœelacanthe.
Celui-ci est en mouvement sous la mer, mais aussi d’une île à une autre pour éviter les inconvénients : « L’errance et la solitude » qui le caractérisent aussi les Comoriens. Le parallèle est établi entre cet animal symbole du pays et les habitants.
Une poésie engagée
Sous ses airs de simplicité, la poésie de Loutfy est une poésie engagée, politique. Il fait notamment référence au passé récent et à la politique au sein de l’Union des Comores :
« Voici donc l’archipel / Tout dénudé / La mer toute agitée / Par l’odeur inquiétante / Oui / Par l’assise / Des requins et des Ntseba » (p.27).
On peut penser que l’auteur nous parle des Assises de 2018 qui ont démoli l’architecture institutionnelle du pays qui avait stabilisé les alternances politiques depuis 2001. À travers la voix du Cœlacanthe, le poète évoque la présidente tournante qui a été dévoyée depuis 2019 avec la prolongation du mandat du président actuel.
« Je porte toujours / Dans mon cœur / Le Label / De l’alternance / L’étiquette / De la tournante / Hélas / Les bruits des bottes / Résonnent » (p.36).
Pour le présent, le Cœlacanthe ne semble voir que l’« obscurité », les « larmes », les « inquiétudes » et la « rancune ». Le pessimisme gangrène les vers et leur donne le ton dominant.
« Aucune saison / N’empêchera l’odeur de la désillusion / De notre archipel » (p.38)
Pourtant l’espoir n’est pas complètement anéanti. Le Coelacanthe n’est pas uniquement tourné vers la nostalgie d’un passé révolu.
« Bientôt / Viendront / Des jours nouveaux / Et la lune sort sa tête… » (p.35)
Dans la deuxième partie, le poète reprend la parole. Il s’adresse à un enfant et lui fait la leçon sur ce qu’il doit savoir sur le pays et ses habitants, mais aussi sur son rôle dans les temps qui viennent.
« Mon enfant / C’est à toi / De tirer / Tirer sans relâche / Pour accoster / À bon port » (p.52).
Chaque poème est d’ailleurs précédé d’une maxime écrite en shikomori et qui est la leçon développée dans le poème qui suit. Des maximes connus de tous les Comoriens comme « Uku / wa mntru / Wa ntrambo / Kauhomo / Husha » (« La nuit du menteur ne tarde pas à s’achever »)
Il commence par dénoncer la méchanceté qui règne dans les îles.
« Ici / L’homme / Dans les profondeurs / Insulaires / Ne descend pas d’homme / Il descend / Du requin » (p.60).
Le recueil de poésie emprunte parfois les apparences d’un traité d’éducation. Le mode impératif devient le mode le plus approprié pour non pas donner des ordres mais guider et conseiller l’enfant qui doit construire la patrie de demain.
Mohamed Loutfy, natif de Ouani (Anjouan) signe ici son troisième recueil de poèmes. Il a déjà publié Des îles et des jours à venir (KomÉdit, 2014) qui ressemble par la forme et par les thèmes abordés à ce dernier recueil. Il a également sorti Matsozi ya miri (KomÉdit, 2015-2020), entièrement rédigé en shikomori.
Mohamed Loutfy, Mémoire d’un Cœlacanthe, KomÉdit, 2020, 88p., 9,50€.